Après-demain, demain sera hier

Le philosophe Alain Badiou s’est intéressé à ce qu’est «une rencontre». ll la définit dans ces termes: «c’est quelque chose qui vous arrive que rien dans les repères que vous aviez dans le monde ne rendait nécessaire ou probable.

Une rencontre véritable assume toujours l’idée d’être le début d’une possible aventure. On ne peut réclamer un contrat d’assurance avec celui qui a été rencontré. Puisque la rencontre est un élément incalculable, si on tente de réduire cette insécurité, on supprime la rencontre elle-même, c’est à dire l’acceptation que quelqu’un entre dans votre vie, et quelqu’un au complet. ll nous faut donc accepter que se produisent dans l’existence des choses qui ne sont ni calculables, ni expérimentées. Que quelque chose arrive… ll faut une disponibilité à l’accueil, donc un rapport fondamental de confiance. Et plutôt bizarrement, une faculté passive, une sorte de vertu, appelons ça avec un vieux mot, la vertu d’accepter que quelque chose arrive qu’on n’avait pas prévu».

J’ai reçu une enfant de dix ans. Auparavant, elle était suivie par une collègue partie à la retraite. Celle-ci me l’avait présentée comme une enfant n’ayant eu accès à aucun apprentissage, «complètement bloquée», ne pouvant copier une phrase simple. Elle était en CLIS, depuis le CP.

À la première rencontre, je vis une enfant, le visage rond, de petite taille, l’œil vif, pétillant, qui parlait abondamment, laissant peu de place à une intervention de ma part. Passionnée par la danse, la musique (le chant «façon créole», précisait-elle), le théâtre, le cirque, elle participait à de nombreux ateliers. Elle en parlait volontiers, évoquant les mises en scènes, les rôles, les répliques, avec beaucoup de drôlerie. Elle me faisait partager cela et je pouvais m’imaginer parfaitement les situations qu’elle vivait.

Pourtant, au grand désespoir des adultes de l’école, elle opposait un refus catégorique à toute proposition d’apprentissage, indifférente, ne répondant même pas pour se défendre ou se justifier. Au cours des séances, elle opposait aussi un refus à toute proposition d’écriture, que ce soit moi qui écrive ou pas. Elle aurait voulu rester constamment dans la maîtrise de ce qui se déroulait dans le bureau et je me sentais bien démuni. Un jour, elle choisit un jeu de «loto des métiers». Les cartes sont distribuées, elle me dit d’emblée :  » tu ne me demandes rien, aucune question, c’est comme lire!… », avec beaucoup de détermination.

La limite d’âge pour la scolarité primaire inquiétait toutes les personnes qui essayaient de l’aider et moi aussi. Je ne comprenais pas ce qui se passait chez cette enfant tout de même tournée vers la vie et la relation aux autres. Et libre dans sa pensée, communicative, intelligente dans son expression orale.
Un jour, tout à fait par hasard, j’ai mis au mur de mon bureau une affiche achetée la veille, représentant une roulotte de gitans et un cheval dans un pré, un peu plus loin, éditée pour une exposition de photos sur les «manouches de la Sarthe et les saperas du Rajasthan».

Quelques jours plus tard, pendant la séance suivante, elle a voulu jouer, parler, sans attention apparente à ce changement, qui ne lui était d’ailleurs pas destiné. Comme si de rien n’était.
Et puis, au moment de partir, ayant déjà franchi le seuil, elle se retourne et me dit : “ merci ! ”. Devant mon regard interrogateur, elle ajouta : “ c’est parce que je suis manouche, moi ”, tourne les talons et s’en va.

J’avais noté, dans les premiers entretiens avec sa mère que son père, qui avait quitté le domicile pendant la grossesse était marocain, mais pas manouche.

Quelques semaines plus tard, je reçois sa mère qui me dit : “ j’ai revu ma mère il y a deux ou trois ans (après une séparation de trente-cinq ans, depuis la petite enfance) et là j’ai compris pourquoi mes copines se fichaient de moi quand je marchais pieds nus sur les cailloux, parce que moi, vraiment, j’adorai ça, et je ne savais pas pourquoi! C’est parce qu’elle m’a dit qu’elle était manouche ”. Elle me précisera qu’en fait, c’était son père qui était tzigane et que sa mère était asiatique.

Après cette séance, l’enfant a commencé à lire, d’abord sur l’affiche puis partout. Un travail d’écriture, dans un premier temps autour des noms et prénoms de la famille, puis des choses plus générales a pu commencer. Pourtant en fin de compte, elle a très peu écrit durant les séances, deux ou trois feuilles. Par contre, elle faisait ce genre de commentaires:  » il n’y a vraiment rien pour les grands ici « , et me demandait d’emprunter des livres à lire chez elle. En principe, rien ne sort de mon bureau, mais pour elle, j’ai fait exception à la règle. Sans autre commentaire, elle me disait qu’elle avait lu et compris le livre. Je n’insistais pas, ne demandait rien.

Au troisième trimestre, le référent de scolarisation m’a téléphoné en me disant qu’à la surprise générale, elle montrait qu’elle avait appris à lire très rapidement. Par la suite, elle a participé avec sa classe à un projet européen de création d’un livre à partir de la ré-écriture et d’illustrations de contes de plusieurs pays, en plusieurs langues. Au mois de juin, elle m’a apporté ce livre en me proposant de l’acheter. Nous sommes allés voir ensemble la secrétaire de direction qui s’occupe de la comptabilité et qui a accepté bien volontiers de l’acheter pour l’institution. Nous avons décidé d’arrêter nos rendez-vous avec cette enfant qui passait à la rentrée suivante en SEGPA.

Ce fût pour moi une rencontre authentique dans un cadre thérapeutique.
Qu’est-ce qu’il y a à comprendre de cette rencontre ? Comment le fait d’avoir affiché cette photographie dans mon bureau a-t-il été opérant ?

Françoise Dolto, dans une rencontre débat avec Claude Chassagny, disait : « ce qui est important c’est d’accepter de ne pas comprendre à tout prix. Est-ce qu’une mère comprend son enfant ? Est-ce que vous croyez qu’une femme comprend son mar i? Est-ce que vous vous comprenez ? Est-ce que vous croyez que je me comprends ? Pas du tout. C’est ça faire quelque chose pour quelqu’un: c’est lui qui fait quelque chose et vous vous êtes frustré. C’est être humain, c’est vivre. »

François-Richard GORE, orthophoniste, formateur à l’itecc