Et si on chantait…

Article de Madame Isabelle Agrech
La voix est à la base de la construction même du sujet et je vais vous faire part de quelques pistes de réflexions empruntées à la théorie analytique qui nomme le caractère unique de la voix, formant une articulation très complexe avec la parole et le langage pour chacun d’entre nous.
Denis Vasse, médecin et psychanalyste de formation, s’est intéressé à la fréquence pour ne pas dire la permanence de la représentation de l’ombilic dans les dessins et le discours des enfants.
L’ombilic, zone très tôt explorée par les mains du bébé, objet des premiers soins est une cicatrice qui inscrit, au centre du corps de l’enfant, le désir qu’il vive selon la loi de l’espèce.
Parallèlement l’acte de fermeture ombilicale (en lien avec « ce désir qu’il vive » conscient ou non) est corrélatif à l’attention portée à l’ouverture de la bouche et à l’émission du premier cri qui témoigne alors de la mise en œuvre du soufflet respiratoire…comme si la voix s’inscrivait déjà dans cette rupture ombilicale (on peut d’ailleurs noter que de nombreuses mères témoignent de l’apaisement de la tension liée à l’accouchement lorsqu’elles ont entendu le premier cri de leur enfant et l’ont vu séparé d’elle).
On peut parler d’une articulation de la première séparation et de la première rencontre qui introduit à un nouveau mode de relation, celui de l’alliance : désormais le corps-à-corps avec la mère est médiatisée par la voix.
Pour Denis Vasse toujours, la voix se situe « dans l’entre –deux de l’organique et de l’inorganique, dans l’entre- deux du corps biologique et du corps de la langue…de ce fait l’ordre qu’elle instaure, à la jonction des deux ordres précédents vient se substituer au lien du sang ombilical et c’est par elle que le sujet parlant se trouve constamment relié, à la particularité de son corps et de son histoire d’une part et , d’autre part, à l’universalité du langage et des sujets qui parlent, donc à l’humanité. »
Le concept de voix a donc quelque chose à voir avec l’origine. La mise au monde est mise en voix, de même, la voix ne s’éteindra que lors du dernier souffle, du dernier soupir. Entre ces deux cris d’être, il y a le temps de la vie et comme le dit encore cet auteur « faire entendre sa voix, babiller, parler, rire, chanter c’est vivre en sujet dans le monde des hommes ».
Mais lorsque l’on parle ou que l’on écoute quelqu’un parler, la matérialité sonore se dissout dans l’intelligibilité du sens, la résonance (é accent aigu) du timbre dans la « raisonance »(ai) de la parole. On pourrait dire que la voix c’est ce qui ne s’entend pas : lorsqu’on parle, elle n’est pas première, elle est ce qui reste de ce qui a été dit.
Dans son livre « Les Belles lettres », St Augustin, philosophe et théoricien de l’histoire du christianisme , interpelle le lecteur et lui demande « enlève la parole, qu’est- ce que la voix ? »… il répond alors « là où il n’y a rien à comprendre, c’est une sonorité vide ».
Ce son , cette sonorité vide (vide de signification) ne peut qu’avoir un rôle d’appel, d’invocation (ce que Lacan nommera « pulsion invocante »)
On pourrait dire que, comme pour le petit bébé, au commencement était le cri, la voix, la voix dans son aspect sonore…mais était aussi la Voix du sujet en tant que rattachée à la parole et aux lois des signifiants donc du langage. Le son de la voix a alors retenti pour accomplir sa fonction. L’enfant est en fait dépossédé de ce cri comme simple matériau sonore vocal, puisqu’il n’existe en fait, du point de vue de son efficacité, qu’à partir du moment ou l’Autre l’inscrit dans l’ordre signifiant, lui donne un sens et apporte soulagement à l’enfant en lui donnant à manger…ou en lui chantant une chanson.
La voix , nous l’avons bien compris , est un objet précieux et c’est aussi lorsqu’on la « perd » qu’on le réalise peut-être vraiment.
Pourtant la pathologie de la voix est souvent mise de côté, par les orthophonistes eux-mêmes, par les médecins, les enseignants et parfois même par les parents de ces petits patients « étonnamment » dysphoniques qui se sont habitués à la voix enrouée de leurs enfants.
Sa prise en charge est un travail qui engage doublement, corporellement et psychiquement, travail passionnant, actif, qui, s’inscrivant pour moi dans une approche PRL est un incessant va et vient entre la voix et le sujet, entre le son et le verbe. C’est un travail, toujours en ce qui me concerne, qui a pour partenaires privilégiés le corps, le chant et la parole.
Pourquoi le chant ?
Parce que le chant est l’art de la voix, l’art de la résonance et que la voix chantée nous permet d’exploiter une partie de la tessiture rarement utilisée, neuve quant au fonctionnement, quant aux sensations ( en ce qui concerne par exemple le ressenti de la vibration, la mobilisation du voile du palais..)

Au travers de vocalises appropriées, le larynx , organe fait pour produire du son y compris du son fort retrouve l’élasticité que la pathologie avait limité et permet au patient de sortir de la sollicitation excessive de l’étage glottique dans laquelle il s’était installé.
Comme l’écrivait ma collègue orthophoniste et chanteuse Liliane Robman « la pratique du chant modifie la voix parlée. Elle se place autrement. Des automatismes se créent peu à peu , par exemple, dans l’utilisation du soutien abdominal . Et pour l’orthophoniste la conception du travail lui –même se modifie y compris dans la prise en charge d’autres pathologies comme les troubles d’articulation ou les retards de parole et je la cite « l’articulation des phonèmes est pensée différemment. Les voyelles sont la chair de la voix, les consonnes n’en sont que le squelette, l’armature « ce qui sonne avec ».Elles doivent le moins possible modifier la position, l’ouverture des cavités de résonance. Le travail respiratoire permet parfois de lâcher dans les cavités supérieures et de donner une liberté aux organes bucco-phonatoires qui amène une correction des troubles d’articulation sans forcément s’occuper des positions articulatoires ».Je rajouterai également tout l’intérêt du soin orthophonique par le corps et par le chant dans l’accueil de personnes atteintes de maladies neurologiques (troubles de la déglutition, maladie de Parkinson, maladie d’ Alzheimer…).
Utiliser la voix chantée permet donc d’accompagner nos patients dans une ré appropriation ou une découverte de leurs possibilités vocales ; c’est aussi une façon de se décentrer de la pathologie, de cette voix qui est d’habitude défaillante et qui met le sujet en situation d’échec et en état de souffrance. L’acte chanté et tout le travail du corps en mouvement qui l’accompagne est un acte d’expression faisant appel à notre imaginaire, notre sensibilité et à notre créativité.
Tant que l’on n’a pas chanté on ne s’imagine pas à quel point chanter oblige à « s’ouvrir » corporellement et psychiquement à soi et aux autres.
Chanter c’est aussi une expérience particulière du temps, qui nous arrache au temps du quotidien et du social. C’est un moment d’attention à soi, à notre vie intérieure. Cette pratique, même peu développée, aide à s’extérioriser. Le simple fait d’ouvrir la bouche et d’emplir l’espace de sons, de nos sons, est révélateur de nos possibilités propres et incite à l’affirmation de soi. Ce qui me paraît fondamental c’est son aspect vivant, toujours en mouvement échappant à tout programme de rééducation pré établi, ne pouvant s’établir à l’insu du patient. Ces derniers témoignant souvent de ce quelque chose qui se « libère » et qui leur permet de reprendre confiance en eux.
En effet, le sujet ….en l’occurrence ici dysphonique a …. ici encore sur sa voix, un savoir insu qui lui échappe. En chantant, le patient vit une découverte de quelque chose de lui qui lui est inconnu « qu’est-ce que c’est que cette voix ? tiens j’ai fait ça… ? » parfois il faut du temps pour accepter cette voix qui sort et qu’on ne reconnaît pas , qui semble incompatible avec ce que l’on croit savoir de soi…
La voix chantée n’est pas l’ultime étape de la rééducation, le point culminant avant l’arrêt de la prise en charge. Le chant et donc la musique sont là dès le départ. Comme dès le début de la vie, la musique est là parce que la musique est mélodie, elle est dans le cri, dans les mots, dans l’intonation, les gazouillis du bébé.
Commencer par le musical, c’est aussi une façon d’introduire le plaisir et l’esthétique dans le cadre du soin.
Le fait de bien chanter au sens de bien placer sa voix devient un plaisir aux effets insoupçonnés par le patient. Réaliser un « beau » son n’est pas à prendre dans le sens de beau par rapport à laid mais dans le sens d’un son « bien émis » réalisé en confort vocal et débarrassé d’entraves, libéré des barrières physiologiques et psychologiques que nous tissons.
Ce son bien placé l’orthophoniste l’entend et le patient le ressent physiquement : il semble facile à réaliser, sans effort et sans sensation glottique particulière. Progressivement le patient est capable de s’auto-évaluer et de réctifier l’émission vocale…Un va et vient s’instaure entre l’oreille de l’autre, la nôtre qui sert de guide et le vécu corporel du sujet que l’on peut imaginer être « son conseiller ».
C’est un duo entre celui qui chante et celui qui écoute, qui reçoit.
Les sensations physiques sont donc très importantes et quand le patient a senti où « cela se passait et comment cela se passait » il va pouvoir comprendre ce qui s’engage au niveau physiologique.
Michel Poizat, chercheur dans l’unité de recherches Pychanalyse et Pratiques sociales de la Santé (CNRS) disait de la voix « qu’elle est la part de corporel qui supporte une chaîne signifiante ».L’expérience de la voix est éminemment corporelle : la voix part d’un corps pour « toucher » un autre corps. C’est aussi cette prise en compte du corps de l’autre qui fait aussi que la rééducation vocale est un travail qui engage, qui demande ou permet une certaine proximité. Ce corps que l’on peut toucher, dans la clinique vocale, beaucoup plus facilement (on travaille debout, assis, allongé au sol, la plupart du temps sans chaussures en ce qui concerne ma pratique).
Le geste vocal dépasse le larynx : la posture, l’ancrage, la mobilisation du bassin, la résonance, la respiration, l’engagement dans le son…tout, absolument tout fait appel et retour au corps dans sa globalité. Il est aussi toujours surprenant d’observer combien le corps « sait » lui aussi ce qui est bon pour lui et combien il s’en souvient. Nous accompagnons donc chaque patient dans cette mise en mouvement du corps et faisons avec lui.
Ecoute de la voix, écoute du corps mais aussi écoute du sujet et de sa parole qui est pour moi essentielle en tant qu’orthophoniste se référant à la PRL.
Les patients parlent d’eux, de leurs difficultés qui semblent parfois n’avoir rien à voir avec leur pathologie vocale ou qui finissent par faire lien. Une voix qui dysfonctionne, sur laquelle on ne peut compter, qui déplait, qui fait mal…est une expérience difficile à vivre et touche, nous l’avons dit, à l’identité et au rapport à l’Autre.
Le symptôme vocal, comme tout symptôme, vient parler du sujet et il s’agit aussi, comme le disait Mr Vinot lors de son intervention à la dernière Assemblée Générale de l’Itecc, ici à Nice en 2013 , et je le cite « il s’agit d’entendre l’enjeu de la voix psychique au-delà de la voix sonore ».
Je pourrais reprendre également à mon compte les propos de Christine Comin dans son intervention de tout à l’heure lorsqu’elle nous disait qu’ « il est essentiel de ne pas s’engluer dans le surinvestissement de la voix dans sa partie audible…ce qui signifierait… une perte du sujet ou de sa possible émergence comme porteuse de sens ».
C’est ce que réalisera progressivement Mme D. au cours de la rééducation de sa voix et dont je vais un peu vous parler maintenant.
Mme D est à la retraite, elle est âgée de 66 ans et vient me consulter pour une dysphonie massive d’installation progressive. Une consultation phoniatrique met en évidence une paralysie récurrentielle gauche non expliquée ( avec scanner thoracique et cervical normaux évacuant toute étiologie neurologique ou compressive de nerfs).
Lorsque je la reçois Mme D. force pour parler, se racle très souvent la gorge ou tousse avec violence et décibels ! Sa voix se voile très vite, les coups de glotte sont nombreux elle se décrit comme quelqu’un d’actif et de dynamique, toujours dans l’anticipation.
Pour tout autre chose, elle sort d’une rééducation avec une collègue orthoptiste et pense que la rééducation orthophonique de la voix que nous allons faire sera du même ordre : des exercices à reproduire qui règleront sa dysphonie….elle perçoit très rapidement qu’il n’en n’est rien…
C’est le travail corporel qui lui permettra dans un premier temps de prendre contact, d’observer, de nommer cette tenue musculaire qu’elle ne peut relâcher ; Mme D est souvent en apnée, fait donc de nombreux efforts à glotte fermée et présente une grande tension très diffuse , respiratoire, cervicale, mandibulaire, diffuse également aux membres supérieur…
Mme D prend la parole, parle du passé … elle avait oublié ses extinctions de voix étant plus jeune, elle n’en n’a même pas parlé à l’ORL d’ailleurs et elle fait des liens avec, je la cite « son travail à l’usine, dès l’âge de 14 ans ,travail répétitif, dans le bruit où il fallait tenir la cadence et où il ne fallait surtout pas faiblir … » elle ne sait pas trop pourquoi elle parle de ces choses si anciennes et se demande, me demande si cela peut avoir un lien ?
Elle poursuivra en nommant son tempérament nerveux, parfois explosif lorsqu’elle est confrontée à une personne (notamment un membre de sa famille) à qui elle ne peut dire ce qu’elle ressent, elle ronge alors son frein en ne pouvant trouver le sommeil…
Lorsqu’elle évoque comme cela des « tranches » de vie, la voix baisse en volume et Mme D se met à bailler…de manière très excessive et très répétitive sorte de « vidage  d’un trop plein » … lui permettant alors de se détendre.
Enfin, elle abordera, avec beaucoup d’émotion, son angoisse mais aussi sa colère à l’égard de son mari qui a de graves soucis de santé et qu’elle suspecte d’avoir « des idées noires » ce dont elle n’ose lui parler.
Mme D. approche le rapport qu’elle entretien avec ce qui ne va pas dans sa vie et dans sa voix.Je pense que ce positionnement clinique qui est le nôtre en PRL à justement comme conséquence de laisser la possibilité à la personne d’investir sa responsabilité de sujet. « Cet espace d’élaboration peut alors se traduire cliniquement par l’apparition d’un questionnement personnel sur ce qui lui arrive. Ainsi, parler de responsabilité du sujet, et le soutenir dans une pratique, c’est accepter que la personne puisse considérer qu’elle participe peu ou prou à ce qui se passe pour elle, y compris quand elle s’en plaint, y compris quand elle en souffre »(F.Terral).
A ce propos, j’aimerais vous citer ce que disait Mr François Terral, lors d’une intervention à Toulouse, sur les premiers entretiens : « soutenir l’hypothèse de l’inconscient revient à lire comme une parole ce qui, par la personne elle-même, où par ceux qui l’entourent (les parents lorsqu’il s’agit d’un enfant) est reçu comme défaut, dysfonctionnement, problème dans sa vie ».
C’est donc au travers d’un travail sur sa voix, pris comme un symptôme dont elle n’est pas absente en tant que sujet, que cette dame réalise petit à petit combien toutes ses tensions corporelles, qui ne sont pas là par hasard, sont en lien avec ses difficultés de voix.
Pour conclure, je dirai que la voix est complexe, toujours «double »…
La voix c’est la double fonction de portée musicale et de support des signifiants.
La voix c’est simultanément le support de la résonance et du raisonnement…sa présence devenant alors « discours pour quelqu’un » (Denis Vasse). La voix c’est le « je » et « l’autre », c’est le regard d’autrui et celui que l’on a sur soi-même…C’est l’envie de donner mais aussi la peur… Mais c’est aussi la trame inconsciente du sujet qui parle, à chaque instant « elle réactualise, dans la parole du sujet, la totalité de son histoire » dit encore Denis Vasse. Et même prise comme pur objet sonore, la voix ne s’assimile pas à un objet fixe, ni à une réalité à évolution lente mais à une réalité essentiellement instable, fugitive, éphémère, toujours en mouvement. Finalement, elle ne se laisse jamais définir vraiment sans doute parce qu’elle ne peut que s’exercer, s’apprivoiser…bref être vécue.
Pour terminer je voudrais juste vous lire ce qu’écrit le philosophe Victor Andréossy dans son « essai sur la philosophie de l’art du chant »

« Dans la nature, les cordes vocales sont certes l’organe principal de la voix. Mais le chant, le vrai chant , a dépassé la nature. Il appartient à l’art.
Or, le propre de l’art est de suppléer aux manques de la nature ou de la contrarier pour répondre à un besoin de l’esprit. Il s’agit de créer des sons qu’elle ne produit pas. Les conditions physiologiques sont dès lors modifiées. En pratique, la perfection du chant suppose une certaine qualité de timbre qui ne s’atteint que lorsque les cordes vocales ne sont pas mises en jeu. Plus un son est pur, harmonieux, velouté moins il est entaché de résonances glottiques. Il est pratiquement impossible d’observer le phénomène de la phonation en action, toutefois, une oreille exercée parvient à différencier une voix libre d’une voix gutturale ».

Isabelle Agrech
Orthophoniste à St Sulpice (81370)
Formatrice en Pédagogie Relationnelle du Langage (ITECC)
Rééducation de la voix

Bibliographie :
  • Denis Vasse « L’ombilic et la voix » Seuil 1974
  • Saint Augustin « Confessions » Livres 9 et 13 Tome II 1989
  • Michel Poizat « L’Opéra ou le cri de l’ange » Métailié 1986
  • Michel Poizat « La voix du diable » Métailié 1991
  • Victor Andreossy « l’Esprit du chant.Essai sur la philosophie de l’art du chant » Editions d’Aujourd’hui 1978
  • Liliane Robman « La voix ou ce que les mots ne peuvent dire » Orthomagazine n°50
  • François Terral,  « Quelques considérations sur les premiers entretiens »
  • Soirée théorico-clinique de l’ITECC – Toulouse Octobre 2012
  • Frédéric Vinot, « Pourquoi la voix est inaudible ? » Conférence AG de l’Itecc Nice 2013