L’INSTITUTIONNALISATION DE LA BOUCHE

Article de Monsieur Frédéric Vinot

Pour le rite de la mort des mots
j’écris mes cris
mes rires pires que fous : faux
et mon éthique phonétique
je la jette comme un sort
sur le langage
Le tangage de ma langue – Gherasim Luca

Lorsqu’on m’a demandé un titre, il y a maintenant plusieurs mois, je souhaitais tout d’abord parler – sous l’effet du travail clinique effectué avec un groupe d’orthophonistes- de l’institutionnalisation de la bouche. Sous cette expression -dont à vrai dire je ne sais pas si elle renvoie à un usage déjà déposé- j’entendais la façon dont la bouche, soit cette cavité organique faite de muqueuses, de dents, de conduits, et que sais-je encore, la façon donc dont cette zone du corps devient autre chose : le réceptacle de marques, de positions articulatoires précises, précisément attendues par l’autre, et précisément définies dans chaque langue. Comment l’Autre entre-t-il dans la bouche organique pour y inscrire ses marques, et la transformer en bouche qui parle (mais pas seulement, elle devient aussi bouche qui goûte, bouche qui tétouille, bouche qui mâchouille du chewing-gum, bouche qui embrasse, bouche qui chantonne). Comment un tel endroit consent-il à se faire colonisé par le langage et la langue ? Autrement dit, comment un tel endroit du corps devient-il le lieu d’une institutionnalisation ? A cette question répond une première hypothèse : ces découpes physiques dans cette cavité qui ne connaissait ni bord ni nom précis, ces positions articulatoires, ne sont pas que physiques, justement, mais elles supposent un sujet qui y consentira, ou non. D’où certaines questions que la psychanalyse se pose alors : à quel prix ce consentement à l’institution langagière se fait-il ? Et, puis, comment s’effectue-t-il ? C’est là que mon propos a changé, a bifurqué par rapport à mon titre initial. Ma question aujourd’hui n’est pas « comment doit-il bien s’effectuer ? » mais plutôt « est-ce que cette institutionnalisation laisserait quelque chose en chemin ? ». Sur le bord de la grand-route du lien social articulatoire, trouverait-t-on quelques déchets, quelques restes, non utilisables, et donc rejetés par l’institution ?
Je ne parle pas de ceux qui ne parlent pas, de ceux qui se refusent à cette institutionnalisation de la bouche. Je ne parle pas non plus de ceux qui n’y entrent qu’à reculons- c’est probablement le cas de chacun- ou de ceux qui s’y plient de mauvaise grâce, quitte à faire une grimace en guise de sourire. Non je parle là de quelque chose que l’institution langagière elle-même laisserait hors de son pouvoir, hors de sa zone de juridiction : ce qui échappe à la marque, mais qui pourrait, peut-être, parfois, tout de même, se manifester. Cette manifestation on pourrait être tenté de la voir tout de suite dans le symptôme, soit ce qui objecterait au bon usage éduqué par l’institution : comme une pierre par exemple qui, glissant de la paroi, serait tombée sur la grand-route et deviendrait dangereuse, à éliminer, pour qui est pressé de suivre les bons usages du code de la route langagière, déjà arrivé avant que de profiter du chemin. Mais ces pierres, du bord de la grand-route, certains vont les chercher derrière les parapets, au risque de se pencher hors de la route, au risque de tomber cette fois-ci en contrebas, au risque de se casser le cou en tentant d’arracher coûte que coûte à la grand-route ce qu’elle a soigneusement expulsé de ses codes, usages, et transmissions. Ceux-là s’appellent poètes : à la fois dans l’institution de la langue et sur ses bords vertigineux, sortant la poésie de l’institution du texte pour les aires malfamées et louches de la profération, louches bouches. Bouches poétiques dont les boucles sont tout autant répétitions signifiantes que répétitions rythmiques. Boucler. Boucler un rythme, boucler une rime. Boucler pour ne pas la boucler.
Rendre de nouveau sa bouche étrange, étrangère. Ce ne serait pas déplacer ses marques : le poète « ne mélange pas une autre langue à sa langue, il taille dans sa langue une langue étrangère et qui ne préexiste pas» comme l’écrivait Gilles Deleuze… Faire fond sur ce que le langage, s’introduisant dans la bouche, ne peut reconnaître comme sien. Tenter de faire entendre cette langue sonore dont le langage ne veut rien savoir mais sans laquelle pourtant, il serait difficilement séduisant. Cette langue est plus celle qui claque dans la bouche, pour la faire résonner, que celle qui fait raisonner, conceptualiser. Ce n’est pas un « savoir » institutionnalisé, reconnu, admis et compréhensible, rangé sagement dans le dictionnaire, c’est un savoir-faire. Savoir-faire avec ce que l’institution langagière amidcôté. Un savoir-faire ami, à faire un pas de côté, qui pousse chacun à chanter sa langue, à scater sa langue tout en la parlant, c’est-à-dire en ne l’entendant pas. D’une certaine façon, Jakobson appelait cela fonction poétique du langage : en soutenant rien de moins que la prédominance de la musicalité sur le sémantique ! Pour un linguiste, dire qu’il n’y a pas de langage poétique, mais une disposition fondamentale du langage à être travaillé par la fonction poétique, ce n’est déjà pas rien… mais pour un psychanalyste ?
Dans une cure analytique, qu’est-ce qu’on peut bien faire de cette part maudite du langage ? Qu’est-ce qu’on peut faire de cette poésie insue, de ce scat à voix basse dont l’écoute ne veut rien entendre, lorsqu’elle est rivée au sens et à ces équivoques… C’est une question qui taraude la psychanalyse contemporaine et ce, quel que soient les courants de pensée qui la constituent, c’est-à-dire qui tentent d’institutionnaliser l’inconscient.
Redevenons universitaires. Voici 3 hypothèses de 3 grands penseurs s’inscrivant dans des courants différents :
– Bernard Golse (I.P.A.), par exemple, s’appuie sur la distinction connue entre communication digitale et communication analogique, c’est-à-dire entre ce qui est segmentable (l’énoncé) et ce qui ne l’est pas (l’énonciation). Pour lui il y a aurait une « énonciation de type musical » et pour entrer dans le langage, le bébé serait plus sensible tout d’abord à la musique du langage et des sons qu’à la signification des signes. Il l’écrit tel quel : « pour entrer dans l’ordre du langage et du symbolique verbal, le bébé a besoin non pas de savoir, mais d’éprouver et de ressentir profondément que le langage de l’autre (et singulièrement de sa mère) le touche et l’affecte, et que celle-ci est affectée et touchée en retour par ses premières émissions vocales à lui ». On perçoit bien l’intérêt clinique de ces recherches. Pour Golse, il faut que se mettre en place cette communication protoverbale pour que le langage puisse naître : l’origine du langage serait à cherchée avant les mots…
– René Roussillon (grande référence de la S.P.P.) s’intéresse également à un sens qui ne serait pas exprimé verbalement mais dans une autre optique. Les manifestations de la voix sont pour lui conçues comme des expressions du corps messagères et donc langagières. Malgré le fait qu’elles paraissent insensées, et donc symptomatiques, « ces manifestations seraient la réminiscence de messages archaïques émis par le sujet en direction d’un autre sujet perçu comme tel dès la naissance. Cet autre maternant n’ayant pas entendu ou interprété le message, celui-ci continuerait de s’émettre indéfiniment, en pure perte ». Dans cette orientation, charge à l’analyste de repérer les impressions corporelles éprouvées de son côté en réponse à ces éléments non-symbolisés. Pour Roussillon, la prosodie relève donc d’un message archaïque non interprété, au même titre presque qu’une hallucination auditive. On voit que ce n’est pas la même chose que ce que propose Golse.
– Troisième exemple, troisième courant psychanalytique, peut-être le plus surprenant, Jacques Lacan : celui-là même qui a martelé pendant 20 ans (les années 50 et 60) que l’inconscient était structuré comme un langage, qui n’a cessé de parler de la primauté du signifiant et du Symbolique. Voilà donc qu’à l’orée des années 70, un tournant s’opère et que, se laissant surprendre par sa propre énonciation, il élève un de ses lapsus à la dignité d’un presque concept, en parlant de lalangue, dans laquelle on entend l’élan, l’élation, la lallation et finalement l’incertitude réjouissante, jouissive, d’un lalalalala. Prenant appui sur le fait que l’enfant est dans une réceptivité phonématique initiale extrêmement vaste lui permettant d’émettre des phonèmes que sa langue d’accueil ne reçoit pas, Lacan en déduit que « l’ouverture à lalangue dépasse de loin les limites de la langue naturelle de l’environnement ». Pour Lacan, lalangue est donc un dépôt alluvial où s’accumule la matière sonore que constitue l’exercice particulier du langage par les adultes en charge de l’enfant. Mais il avance un point original sur cet exercice : il est non seulement bain de langage dans lequel l’enfant est plongé, mais il est aussi soumission, exposition de l’enfant à la jouissance inconsciente prise par les adultes dans l’exercice de leur langue. Cette jouissance parentale du langage est hors-sens, hors articulation, mais sa circulation détermine l’accès au langage et continuer à se faire entendre mezzavoce dans la parole de tous les jours et se voit devenir le lieu d’un savoir-faire singulier avec la jouissance.

Malgré leurs différences, ces 3 hypothèses ont pour point commun de considérer ces questions cliniques comme se situant au-delà ou en-deça du complexe d’oedipe. Le théâtre du papa-maman n’est plus d’actualité, une écoute autre est sollicitée, une écoute musicale, poétique, rythmique, qui suppose un sujet musiquant sans peine avec celui qui peine tant à parler. Comme l’écrivait Deleuze : « Si la parole de Ghérasim Luca est ainsi éminemment poétique, c’est parce qu’il fait du bégaiement un affect de la langue, non pas une affection de la parole ».

Frédéric VINOT
Maître de Conférences HDR en Psychologie Clinique
Université Nice Sophia Antipolis
LAPCOS (EA7278)
Psychanalyste à Nice

NOTES:
  • 1.Deleuze G. Critique et clinique, Minuit, 1993, p.138.
  • 2.Vinot F. « Scat et psychanalyse : le son sans le souci du sens », Topique n°129, 2014
  • 3.Pour Jackobson, il y a 6 fonctions du langage : la fonction référentielle (désigner un objet, en donner une information la plus claire), la fonction expressive (ou émotive : le locuteur y exprime ce qu’il ressent de ce dont il parle), la fonction d’incitation (le récepteur du message est visé), la fonction phatique (qui s’assure du maintien du contact entre les locuteurs), la fonction métalinguistique (centrée sur le code lui-même), et la fonction poétique.
  • 4.Ce passage doit beaucoup à la remarquable thèse de Mme Isabelle Delmont « La voix dans la clinique des psychopathologies de la croyance » (Partie II, Chapitre I) 2014, Université Nice Sophia Antipolis, laboratoire LAPCOS
  • 5.Golse B., « Les précurseurs corporels et comportementaux du langage verbal », in Au commencement était la voix, p.117-127.
  • 6. Cité par I. Delmont, op. cit. p.54
  • 7. I. Delmont, op. cit. p.58.
  • 8.D. Treton « La lalangue », Insistance n°5, Toulouse : Eres, p.165-169
  • 9.Toboul B. « La langue, concept clinique », in Figures de la psychanalyse, 2012/2, n°24, Toulouse : Eres, p.79-86.
  • 10.Deleuze G. Critique et clinique, Minuit, 1993, p.139.