Dossier 8: Article de Myriam Douche

Intervention Myriam DOUCHE
Orthophoniste et Psychophoniste Marie-Louise Aucher

QU’EST-CE QUE LE CORPS DIT DU BÉGAIEMENT?

AG de l’ITECC le 18 mai 2019 à Toulouse

Présentation :

Myriam DOUCHE, orthophoniste depuis 1984, certifiée en somato-psychopédagogie (méthode Danis Bois), formée à la Technique des Associations, Psychophoniste Marie-Louise Aucher® et formatrice au sein de l’IFREPmla, co-fondatrice de Sensophonie®. Je forme des orthophonistes en transmettant les liens que j’ai pu faire entre la Psychophonie de Marie-Louise Aucher et l’orthophonie. J’ai adapté les outils issus de cette démarche dans la rééducation des voix, du bégaiement mais aussi dans les pathologies neuro-dégénératives.

Le travail que je vous présente ici est le fruit de mes rééducations depuis 35 ans auprès des patients. En effet, après mes études initiales d’orthophonie, je crois avoir oublié tout ce que j’ai appris. Sans doute parce que le contenu ne me convenait pas ou n’était pas adaptable aux personnes que j’avais devant moi. Ce sont donc mes patients qui m’ont amenée à m’adapter à leurs besoins, à les écouter et à les aider en déployant pour eux les fruits de mes expérimentations.
Dans cette forme d’écoute que jei pratique, je retrouve bien-sûr ce qui nous relie dans nos approches à l’ITECC, que ce soit dans les troubles du langage oral ou du langage écrit ou des mathématiques et de la pensée. Nous écoutons en effet sur plusieurs plans.

Tout d’abord, j’écoute ce que dit le corps de la personne qui bégaie car ce corps est très particulier. C’est un corps tendu, contracté, pas du tout habité et c’est une personne qui présente des troubles du rythme très importants. Les crispations présentes lors de l’élocution peuvent même entrainer au fil du temps de véritables déformations du visage. D’ailleurs, lorsqu’une personne ne bégaie plus, ces tensions finissent par s’estomper et son expression auparavant très figée, se libère. Son visage s’en trouve transformé.
La parole, c’est du corps aussi, ne serait-ce que parce que cela demande une certaine énergie, une motricité respiratoire, faciale et vocale et surtout un engagement de tout son être. Or, si cette expression est contrariée, tout le corps en pâtit. Ce qui est habituellement fluide, spontané chez les uns, devient inconfortable voire douloureux chez d’autres.

Après de nombreuses prises en charge auprès de patients qui bégaient, je peux poser comme hypothèse que ce sont des personnes qui ne sont pas à leur place, que l’on a mises à une place qui n’est pas la leur. Je vous en donnerai quelques exemples. Or, si je ne me sens pas à ma place, je ne peux pas non plus habiter librement mon corps, mon intériorité, m’incarner. Je ne suis pas moi-même ! Le bégaiement ne se produit que dans la relation à l’autre. Quelqu’un qui bégaie ne bégaie pas dans son discours intérieur. Il y a donc tout un vécu « normal », fluide à l’intérieur de ces personnes auquel je me connecte lors de nos séances, ce qui lui permet de s’y reconnecter aussi. D’ailleurs, le bégaiement d’une même personne peut prendre des formes différentes suivant à qui elle s’adresse. Cela peut aller du simple bredouillement avec les amis, à un bégaiement sévère devant les parents ou les enseignants. Ne connaissant pas le patient dans ces cadres où son bégaiement s’exprime, je suis donc libre de voir en lui tout ce qui va bien, tout ce qui est facile et fluide. Je choisis de ne pas m’adresser à une personne qui bégaie mais à un être avec tout son potentiel, son vécu, son énergie…. Cette position clinique n’est pas un déni du bégaiement puisque le patient et moi savons pourquoi il vient me voir. Mais je « décide » de ne pas m’occuper « frontalement » du symptôme, de prendre plutôt soin d’une relation « nouvelle » où le patient va se vivre aussi de façon nouvelle, presque se mettre au monde lui-même. C’est donc à moi de créer un cadre, des situations, où la personne va se vivre le plus normalement possible. Je ne lui donnerai pas d’outils qui lui serviraient à contrôler sa parole, mais au contraire, je lui permettrai d’expérimenter des situations pour se vivre naturellement, dans la fluidité. Sa parole va alors se « glisser » dans ce vécu corporel fluide.

De par mes différentes formations, mes outils privilégiés sont le travail corporel par le mouvement, le rythme et le chant. J’ai donc choisi de proposer ces outils comme « cadre thérapeutique ».

LE CORPS : parce qu’il s’agit en effet de se réapproprier ses perceptions internes, sa mobilité dans l’amplitude et la lenteur. Je propose donc des séquences de mouvement sensoriel (méthode Danis Bois) ou de mouvements libres comme des étirements, où le patient se mobilise en prenant conscience de certains paramètres que je nomme tout en pratiquant avec lui. Cela peut être le glissé, le tempo lent, la fluidité, l’amplitude du geste…. Parfois, il est nécessaire de passer par des temps de thérapie manuelle, afin de redonner à la matière des informations qui ne sont plus présentes dans le vécu corporel du patient. Nous retrouvons ici un vécu de détente, de fluidité, de rythmicité qui va s’imprimer dans la matière. Cet aspect corporel est essentiel car la personne va se découvrir dans une mobilité nouvelle et s’approprier ainsi une gestuelle nouvelle. elle pourra s’appuyer sur ce vécu corporel sans que lui soient imposés des mouvements particuliers.

L’INTERIORISATION : cette approche se situe aussi sur le plan corporel puisqu’il s’agit d’un temps que je guide verbalement et qui s’apparente à de l’introspection. Assis, les yeux fermés, nous prenons conscience de nos appuis, dans les pieds, le bassin, la qualité de présence à soi, le rythme de la respiration, etc. on peut ainsi nommer tout un voyage intérieur en conscience car verbalisé afin que le patient soit de plus en plus présent à lui-même, à son écoute et dans une attitude de réceptivité où rien n’est exigé. La respiration se ralentit, les mâchoires se détendent et la pensée aussi ! Cette expérience est importante car reproductible à souhait, ce qui aide le patient à trouver de l’autonomie. Il se connecte à sa profondeur, sa matière. Cette respiration naturelle est aussi un rythme essentiel dans la vie, elle est à ce moment-là séparée de la phonation, donc libre et tranquille. Elle installe un vécu intérieur de confort, de confiance qui étayera les étapes de cette rééducation.

LE RYTHME : parce que le bégaiement est un trouble du rythme de la parole, insupportable à vivre comme à entendre et qui prend une place énorme dans la relation au point de troubler la communication. Pourtant, le rythme est un élément structurant de la vie d’un être depuis sa vie intra-utérine. Le fœtus est en effet soumis à toutes sortes de rythmes durant sa vie dans le ventre de sa mère : le rythme jour-nuit de sa maman, sa marche, ses rythmes cardiaque, sanguin et digestif, jusqu’à la musique qu’elle écoute et qui seront autant d’empreintes dans sa matière et son cerveau. Je fais donc le pari qu’en travaillant au niveau des ces empreintes fondamentales qui ne sont pas de l’ordre du mental, du cognitif, on permet à l’être de se reconnecter à une part de lui qui va participer à cette reconstruction. Je m’adresse donc à la profondeur de l’être et cela en toute conscience. C’est sans doute un élément qui joue en faveur de l’efficacité de cette approche.
Ce travail sur le rythme peut se faire par exemple sur des marches dans la pièce. Le rythme dominant chez une personne qui bégaie est très rapide, tout est agité en elle. On peut partir d’un rythme assez soutenu pour aller à la rencontre de sa facilité pour ensuite ralentir progressivement. Mais on peut aussi proposer des balancements latéraux ou avant-arrière, qui sont des mouvements archaïques et naturels chez les êtres humains. Ces balancements ont fait l’objet de travaux depuis très longtemps. Marcel Jousse, par exemple qui a beaucoup travaillé sur ce thème à travers de nombreuses cultures, a eu l’occasion de rencontrer Marie-Louise Aucher, fondatrice de la Psychophonie, à ce sujet. Le rythme va devenir la trame du travail vocal.

LE CHANT : c’est l’élément essentiel de ma pratique car il faut savoir que personne n’a jamais bégayé en chantant ! c’est la voie royale pour se vivre dans une parole fluide, timbrée, sonore, à l’opposé donc de ce qui se passe dans la parole parlée. Le chant est donc proposé en tout début de prise en charge puisque c’est facile. Tous types de répertoires sont possibles : des chants traditionnels à la chanson française si riche. Il est intéressant de commencer par des chansons que le patient connaît pour aller dans sa facilité puis lui proposer de nouvelles choses à découvrir. En fonction de ses besoins énergétiques nous pourrons proposer des tempi différents, ou des chants avec de très jolies mélodies, ou des chants avec des paroles qui suggèreront comme des messages (chants poétiques positifs, qui « ouvrent la pensée » qui nomment des vécus agréables, etc). Plus on varie les propositions, plus on offre au patient des expériences où il met en mots et fait sonner des sensations, émotions qui élargissent son champ de pensée. A travers une chanson, on peut vivre quelque chose de nouveau et donc éprouver le fait que l’on peut se mettre en chemin pour changer. Pourtant, ce n’est pas une injonction mais une invitation à expérimenter ce que je suis libre ou pas d’intégrer. L’étape suivante sera de marcher sur le tempo de la chanson puis de parler le texte de la chanson sans en varier le tempo. Le rythme, c’est le cadre ! Puis, lorsque ce rythme est intégré au point de pouvoir marcher sans trop s’en préoccuper, c’est qu’on en est imprégné. Là peut alors se faire un petit jeu où l’on se parle toujours sur le même tempo : je pose une question (car j’induis ce parlé-rythmé) et le patient répond, comme il le peut. Je ne corrige rien ! Ce rythme s’intègre de façon cellulaire. Il est important que cela reste un jeu.

L’ENGAGEMENT : c’est la dernière étape de ce travail. En effet, une personne qui bégaie est profondément inhibée. Lorsque nous avons déjà travaillé le mouvement, le chant, le rythme, il est important de jouer à s’engager. Cela peut se faire en proposant une gestuelle ample sur une phrase chantée, puis parlée afin de faire sentir à quel point la conscience et l’engagement du corps soutiennent la parole. Par exemple, si l’on chante ou parle une phrase en faisant un geste de lisser une surface avec les mains, on induit une forme de fluidité de la parole. Si l’on chante ou parle une phrase en faisant un pas en avant et en engageant tout son thorax, on s’engage aussi, comme l’image du toréador qui se déploie vers l’avant.
Ce travail d’engagement corporel de la parole peut prendre différentes formes. Avec les adolescents, j’utilise aussi beaucoup « les créations poétiques » de Marie-Louise Aucher (enseigné lors des degrés de Psychophonie) qui permettent de mettre en corps ses propres mots, en rythme et à voix haute, dans les 4 orientations cardinales. Lorsque je parle d’engagement, c’est bien-sûr aussi de la tonicité de la diction comme de l’intensité de la voix. La personne qui bégaie masque souvent son bégaiement dans le bredouillement à faible amplitude et la gageure, c’est de pouvoir enfin s’autoriser à parler haut et fort ! Mais cela aura été construit par le corps et le chant d’abord.

L’ENTRETIEN VERBAL : tout ce travail se fait bien-sûr dans le respect du cheminement que le patient va accomplir au sein de ce cadre d’expression. Cela fera régulièrement l’objet de temps de parole où la personne pourra nommer les expériences, le vécu et les prises de conscience qu’elle pourra faire de sa problématique de bégaiement.
Dans le cas de suivi auprès d’enfants, le travail se fera en lien avec les parents afin qu’ils puissent exprimer et comprendre ce qui se joue dans la véritable alarme que leur enfant actionne pour faire entendre que quelque chose ne va pas.
Dans le cas du petit R. (5 ans), ce n’était pas, comme tout le monde le pensait le déménagement prochain de la famille dans un village voisin qui inquiétait l’enfant et l’avait amené à bégayer, mais la souffrance dont la maman n’avait pas encore fait le deuil. En effet, pour pouvoir concevoir cet enfant, elle avait dû subir de nombreux examens et hospitalisations pour qu’une FIV fonctionne et toutes ces attentes et ce stress n’étaient pas encore liquidés, digérés. La blessure de cette femme était encore tellement vive que son enfant exprimait pour elle cette souffrance et ne pouvait donc pas vivre sa vie d’enfant dans la légèreté et l’insouciance. Ici, c’est la parole de la mère qui a pu se libérer lors d’un entretien où je la recevais seule après quelques séances d’orthophonie avec son fils. L’enfant était devenu le thérapeute de son parent car il était dans une curieuse attitude d’hyper protection vis-à-vis d’elle.
Dans le cas de ce jeune adolescent, A. qui avait peur de tous les jeux de garçons au point de ne pas pouvoir se rendre aux invitations d’anniversaires de ses copains, c’est lors du premier entretien que s’est révélée cette problématique. En effet, j’attendais un garçon en rendez-vous mais je crois voir une fille dans la salle d’attente. Après une heure d’échange, je me permets d’exprimer cette question à la maman : « mais vous attendiez un garçon ou une fille pour cette première naissance ? » la maman me répond qu’elle rêvait d’avoir une fille au point d’avoir fait toute la layette pour une fille et rêvé de robes pour son premier enfant. Le fait que tout cela ait été nommé en présence de l’enfant a certainement œuvré car après deux ou trois semaines, il avait fait couper ses cheveux, ce qui n’entrainait plus aucune ambigüité. Mais il fallu accompagner la maman dans cette prise de conscience toute nouvelle pour elle et accompagner son fils à devenir lui-même.
La dernière prise en charge que j’ai faite auprès d’un jeune adulte de 20 ans m’a permis de réaliser à quel point la problématique du bégaiement a à voir avec l’identité sexuelle ; comment un enfant est fantasmé par sa mère et comment il a à s’affranchir de cela pour exister par lui-même.

Je suis toujours très touchée lorsque des adultes de tous âges, jusqu’à soixante ans même font encore et encore une énième démarche, espérant cette fois améliorer leur expression. Ils viennent tenter une nouvelle expérience grâce au chant, et je dois dire que cette confiance qu’ils m’accordent m’aide à chercher pour eux et à les accompagner dans cette naissance à eux-mêmes. Le fait de prendre grand soin de cette relation précieuse qui fait que nous allons nous rencontrer régulièrement, donne toute son importance à ce qui se joue dans les séances. Le fait de révéler sa voix à une personne à partir du chant donne à vivre une expérience de beauté qui répare l’image de soi. Ce dont témoignent le plus les personnes à la fin de la rééducation, c’est de la confiance qu’ils ont acquise grâce à ce travail.