Remarques sur le transfert et l’interprétation dans la transmission PRL

Le sujet proposé pour ce dossier ouvre sur des perspectives telles qu’il ne saurait être question de le cerner en quelques pages ; nous pouvons cependant essayer de tracer quelques pistes de réflexion, en nous appuyant sur les questions amenées par les professionnels en formation, qui, inlassablement, nous poussent à travailler sur une définition de la PRL.

En effet, la PRL, héritée des enseignements de Claude Chassagny, ne saurait être arrêtée dans son mouvement : questionnante, questionnée, elle demande que soit toujours reprécisés son objet, ses buts et ses moyens. C’est à cette tâche que sont conviés tous ceux qui s’engagent dans cette formation exigeante et « interminable ».

On pourrait commencer en notant tout de suite que « transmission PRL » est un pléonasme, de même que Pédagogie Relationnelle du Langage en est un (1). Mais si l’on peut dire que la PRL est par essence une thérapeutique au service de la transmission du langage, là où elle est entravée, elle fait également l’objet d’une transmission, en tant que praxis clinique(2) , entre les formateurs et les professionnels en formation. La formation peut se penser comme une « PRL didactique » : les stagiaires font l’expérience de « l’inversion du sujet », et ont à construire leurs questions au cours de leur formation ; à charge aux formateurs de les accompagner. Une différence notable, cependant, est que les stagiaires ne sont pas (du moins on l’espère) soumis à la même pression éducative que la plupart de nos jeunes patients. Ils en ont d’autres, mais ceci nous entrainerait hors du cadre de cet article.

La question du savoir est essentielle dans cette formation : elle s’adresse à des professionnels en exercice, qui sont donc détenteurs d’un certain savoir. Cependant, ce savoir commun, qui est un savoir de type universitaire, ne leur suffit pas ; on peut même dire que c’est l’impuissance de ce savoir qui les amène en formation, dans la mesure où ils ont pu faire l’épreuve lors d’impasses thérapeutiques que savoir, ce n’est pas savoir faire avec ce qui amène les patients à consulter. Tout naturellement, ce « savoir faire » est attribué aux formateurs, et c’est une des définitions du transfert : il y a un supposé savoir chez l’Autre.

L’hypothèse que j’aimerais amener, à titre de proposition, est la suivante : ce qui spécifierait la PRL et différencierait de l’orthophonie dite « classique », ou encore « médicale » serait justement le transfert et l’interprétation. Ces deux points sont abordés de façon récurrente dans les formations, comme un embarras auxquels ont affaire les orthophonistes ; ce qui me conduit souvent à dire que la PRL est une « complication » de l’orthophonie, dans la mesure où elle conduit à prendre en compte des dimensions du langage qui sont habituellement laissées de côté.

Quel est en effet l’apport de Claude Chassagny, à travers la méthode des séries, qui deviendra la technique des associations ? Rien de bien original en apparence, presque un truisme : la prise en compte du fait que « parler, c’est parler à quelqu’un », et que l’écrit, pour être un écrit vivant, doit aussi être une parole engagée dans un dialogue.

Chassagny s’est élevé contre une pédagogie d’enseignement qui cherchait à inculquer des signifiants morts : des signifiants qui ne renvoyaient pas à d’autres signifiants, qui ne pouvaient être pris dans des chaînes associatives. On peut penser que son passé d’élève dyslexique n’y est pas pour rien, et qu’il y avait là quelque chose à reconstruire. Plus tard, Stella Baruk fera la même constatation avec les signifiants mathématiques : ils sont littéralement hors langage pour certains enfants (ceux qui sont « nuls en maths »).

Mais que peut vouloir dire être hors langage chez un enfant ? Il y a certes une difficulté à se servir du langage : c’est ce qui fonde la notion de trouble instrumental, selon laquelle le langage serait un instrument, un outil de communication, qu’on pourrait perfectionner. Conception à la fois ancienne, puisqu’elle implique la notion de rééducation, et très actuelle, avec l’engouement pour les remédiations cognitives. Mais il peut y avoir plus fondamentalement une difficulté à se représenter par le langage, pour les autres sujets parlants. On touche là à ce qui fonde à la fois :

– l’identité, soit le fait de se connaître comme « un », objet séparé des autres objets, et en premier lieu de la mère qui en est un autre, et d’être sexué ;

– la subjectivité, c’est à dire, appuyé sur l’identité, le fait de se reconnaître comme désirant, et l’on constate combien chez l’enfant cette subjectivité passe par le « non » ;

– la pensée, soit la capacité à opérer sur des représentations, qui ne peut se concevoir hors les catégories de la langue pour Benveniste, selon qui « penser c’est manier les signes de la langue »(3) ;

– la capacité réflexive. Pour Danon-Boileau, « bien plus que de permettre au sujet de manipuler des choses en leur absence, le langage l’autorise à prendre de la distance par rapport à sa propre pensée. Il permet au sujet de cristalliser dans un symbole de ce que lui-même pense de ses propres pensées, la façon dont il les situe par rapport à l’actualité, certes, mais aussi par rapport à la pensée de l’autre, et enfin par rapport à son propre processus de pensée. En sorte que si le langage permet de manipuler des objets en leur absence, il permet surtout au sujet de penser sa propre pensée.(4) »

Être hors langage peut alors prendre différentes formes, du retard oppositionnel jusqu’à l’autisme, en passant par la dysphasie, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas solutions de continuité entre ces différentes pathologies.

Dans le cas du langage écrit, il semble qu’il soit impossible pour certains sujets de se reconnaître dans l’écrit ; avec une certaine prudence quant à la causalité, Claude Chassagny parlait de « conflit d’investissement des mots », ce qui était somme toute assez neutre, mais avait le mérite de mettre sur le devant de la scène la question de l’investissement, c’est à dire du désir et de la subjectivité.

La proposition de travail que soutenait Chassagny, « établir un contact permettant la pratique des mots (5)» – et ceci peut s’appliquer aussi bien au langage oral qu’écrit – me semble contenir la notion de transfert. En effet, il y a transfert parce qu’en séance, le thérapeute PRL est disponible pour qu’il y ait ces mouvements, ces déplacements qui fondent le transfert. Rappelons très brièvement que le transfert est un déplacement d’affects, qui passent par des déplacements de mots et d’actes : l’enfant, mais aussi bien l’adulte, mettent leur thérapeute à une certaine place, en lien avec leur histoire. Lacan soutenait que « chaque fois qu’un homme parle à un autre d’une façon authentique et pleine, il y a, au sens propre, transfert, transfert symbolique – il se passe quelque chose qui change la nature des deux êtres en présence.(6) »

Et bien je crois que c’est cela que proposait Chassagny : se proposer au transfert, c’est à dire se risquer à l’imprévisible de la rencontre, et que cette rencontre vivante autorise une pratique des mots, « en dehors de tous programme et de toutes recherches de progression », avec comme visée « l’association loi et désir(7) » .

Mais alors, comment faire avec le transfert ? Car le transfert (qu’il soit positif ou négatif, versant amour ou versant haine, c’est la même chose) est quand même dérangeant.

Chassagny a plutôt écarté la question du transfert, comme quelque chose dont il faudrait se méfier, tout en l’acceptant, sans être angoissé (!). En effet, il soutenait qu’il y avait des mouvements transférentiels des enfants dans leur lien au thérapeute, et que celui-ci devait en être conscient pour ne pas y répondre. Mais, disait-il, « l’analyse du transfert n’est pas de notre compétence (8) » .

On peut entendre ceci comme une mise en garde face à ce qui pourrait être une tentative d’interprétation sauvage, c’est à dire en dehors d’un cadre où elle pourrait prendre sens. C’est cependant une position assez paradoxale : reconnaître le transfert, et ne pas l’étudier. Mais Chassagny n’en était pas à un paradoxe près… Il semble qu’il renvoyait les rééducateurs sur le terrain de leur propre angoisse :
« Le rééducateur répond à une demande d’aide. Il s’implique forcément à un certain niveau, dans une relation modulée par la dynamique du contre-transfert : le contre-transfert, comme le transfert, est une prise de conscience… En fait, cela existe depuis que l’humanité existe… et je rappelle une remarque du Dr Rudrauf au cours d’une table ronde à Fontenay-aux-Roses « La psychanalyse, c’est la vie ».
Va-t-on se heurter à l’angoisse, chaque fois qu’on dit un mot à un enfant, de se demander : Ce mot est-il à dire ? N’est-il pas à dire ?… Est-ce une interprétation ou une intervention ?… Quand on se pose tant de questions, on finit par ne plus être naturel et par devenir incapable de rassurer l’enfant : de l’angoisse, c’est bien la dernière chose à avoir dans une relation éducative !… et si l’on est angoissé, il faut reconnaître cette angoisse pour la dépasser.(9) »

On peut quand même trouver cette position un peu cavalière. La PRL a sensiblement évolué sur ce plan là : la question du transfert, de son repérage et de son maniement est me semble-t-il présent dans les formations.

Reste la question de l’interprétation, qu’amenait Chassagny dans cette intervention. Y aurait-il un tabou de l’interprétation ? Il est en tout cas certain que l’interprétation jouit d’un certain prestige qui peut susciter l’envie, ou la crainte que les autres ne s’en emparent (pour celui qui s’en croit le détenteur autorisé par la grâce de son diplôme) ; ce en quoi elle peut tout à fait se rattacher à une forme de pensée magique. Diatkine parlait du « mystérieux pouvoir de l’interprétation(10) » .

Je soutiendrais ici la notion suivante : en PRL, on interprète constamment. Il ne s’agit pas cependant de l’interprétation des processus de défense qu’on peut être amené à effectuer au cours de certaines thérapies, ni même des mouvements transférentiels (qui n’ont de toute façon à être interprétés que quand ils entravent l’analyse). L’interprétation (son contenu, sa fonction), en tout état de cause, dépend du cadre dans lequel elle est pratiquée. Mais j’emprunterai à Diatkine, encore une fois, cette définition qui peut tout à fait rendre compte du type d’échange qu’on peut avoir en PRL : « L’interprétation est une attribution particulière de sens par celui qui n’a pas d’autre fonction que de prendre au sérieux, sans prendre au mot pour autant, les productions de l’enfant.(11) »

J’ai eu souvent l’occasion d’insister, au cours des séminaires PRL, sur cette notion : il n’y a pas de langage sans interprétation, à condition de ne pas prendre l’interprétation pour une réification (« il a voulu dire cela »). L’un parle, l’autre écoute, et sa réponse est une interprétation de la parole du premier. Montaigne, dans ses essais, ne disait-il pas : « La parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui l’escoute(12) ». Là où on parle, il y a de la subjectivité, donc de l’interprétation, de la polysémie, du malentendu ; on est toujours dans un entre-deux, un « mi-dire » comme disait Lacan.

L’interprétation est indissociable du transfert. C’est parce qu’il y a du transfert que les mots portent, que les paroles ne restent pas lettre morte : la proposition de Lacan peut être renversée.

L’entrée dans le langage, pour l’enfant, est tributaire des interprétations de la mère et de l’entourage : sans celles-ci, l’enfant ne peut aller vers la symbolisation de ses mouvements pulsionnels, vers la représentation du monde qui l’entoure, vers le repérage de sa place au sein de sa famille, puis de la société dans laquelle il vit, il ne peut non plus habiter son corps… C’est ainsi que l’on dit que les mères sont « folles » avec leur nourrisson : elles interprètent tout, et quand elles n’y arrivent pas, elles cherchent… Folie nécessaire, qui ne doit cependant pas se poursuivre trop longtemps !

Il y a un temps où l’enfant grandissant doit échapper aux interprétations maternelles, pour se nourrir d’autres mots : en particulier ceux du père, du social, de l’école, de l’écrit. Les personnes formées à la TA ont pu faire cette expérience d’un pas qui fait sens, d’un seul coup, dans un surgissement né de l’échange : une interprétation partagée, et non pas un savoir de l’un sur l’autre, ou de l’un sur ce qu’il conviendrait que l’autre écrive (pour progresser, faire une « jolie série », etc.).

Ainsi, dans la pratique de la PRL et de la TA, le thérapeute est constamment en prise avec ces deux vecteurs : le transfert, à accepter, à travailler (en particulier à travers le contre-transfert). Il est ce qui vient nommer la relation, rend possible une théorisation et donc des échanges entre cliniciens, une transmission. Et l’interprétation, qui ouvre sur la symbolisation et le surgissement de la parole, quelle soit orale ou écrite.

Gilles Guérin, septembre 2011

 

1 – Claude Chassagny. Recherche et PRL, in Pratique des mots, 1972, n°11.
2 – Patrick-Ange Raoult. La praxis clinique comme crise épistémique, in Le Journal des psychologues, 2010/3, n°276.
3 – E. Benveniste. « La communication ». in : Problèmes de linguistique générale, 1. Paris, Gallimard, 1966, p.74.
4 – L. Danon-Boileau. Naissance du langage, naissance de la symbolisation chez l’enfant. [en ligne]. Société Psychanalytique de Paris. < http://www.spp.asso.fr/Main/ConferencesEnLigne/Items/6.htm >
5 – C. Chassagny, La lecture et l’orthographe chez l’enfant, PUF, 1968, IPERS, 1991, p. 260.
6 – J. Lacan, Séminaire I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, p. 176.
7 – C. Chassagny, Ibid.
8 – C. Chassagny, Pédagogie relationnelle du langage, PUF, 1977, IPERS, 1985, p. 115.
9 – C. Chassagny. « De la Méthode Associative à la Pédagogie Relationnelle du Langage » in : Pratique des mots – Numéro spécial APRD – 1973
10 – R. Diatkine. « Psychanalyse et institutions pour enfants », in : C. Geissmann, D. Houzel et coll. Psychothérapies de l’enfant et de l’adolescent. Paris : Bayard, p. 271.
11 – Ibid., p. 269.
12 – Montaigne. Essais, livre III, chapitre XIII.