Deux carrés de chocolat

DEUX CARRÉS DE CHOCOLAT
À chaque période de l’Histoire les sociétés cherchent à trouver leurs solutions pour s’occuper au mieux des populations en difficulté. Elles élaborent des dispositions en fonction des choix politiques, des connaissances scientifiques, philosophiques et humaines, des groupes de pression et de l’économie du moment.
Une grande partie des cliniciens qui exercent aujourd’hui auprès d’enfants remarque que les questions qui mobilisent ces derniers sur le chemin de leur autonomie et de l’accession à leur socialisation relèvent d’une certaine permanence et dépendent peu du contexte social.
Ces questions concernent toujours la filiation, la sexualité, et la mort, et elles sont portées en chacun par l’ordre du Langage. lls doivent aussi se confronter à la temporalité, à la conscience de leur corps et à leur rapport à l’Autre.
Chacun est issu d’une histoire familiale et de ce fait ce cheminement est toujours singulier.
Chaque enfant dès sa conception met en oeuvre des stratégies propres à communiquer avec son entourage et cela quelque soit sa structure de personnalité.
Le vecteur de cet élan vers l’autre est la fonction symbolique.
Pour certains enfants, le chemin est semé d’embûches et la fonction symbolique est empêchée plus ou moins tôt dans la vie. lls souffrent et doivent faire signe, faire appel à l’autre et développent des symptômes. Ce sont des manifestations humaines adressées et qui n’ont de sens que pour chacun d’eux d’une façon toujours singulière même si, dans son apparence, une même manifestation peut concerner un grand nombre d’enfants.
lls sont accueillis par des professionnels désirants de les aider. Les orthophonistes reçoivent ceux dont les symptômes concernent le langage.
Chaque enfant est confronté aux représentations que les adultes et les institutions ont d’eux et de leurs symptômes à une époque donnée. ll doit en tenir compte pour être écouté, et pour ensuite élaborer et formuler ses questions.
À l’époque de Freud, par exemple, les femmes développaient des manifestations hystériques impressionnantes, lié au contexte social de la fin du XIXème et du début du XXème siècle.
Aujourd’hui, les représentations des enfants en difficultés sont telles que leurs difficultés sont appréhendées dans le registre du handicap, pour leur grande majorité.
Tel enfant ne serait-il pas «dyslexique», «dyspraxique», «dysphasique»? Telle est la question que se posent souvent médecins scolaires, neuro-psychologues et enseignants par exemple.
L’attention et la bienveillance, dont on ne peux pas douter, orientent leurs réponses vers ce qui peut apparaitre comme des solutions de prises en charge relevant d’une probable efficacité puisque la cause en aurait été déterminée.
Pourtant, après plusieurs années de cette approche, les professionnels se rendent compte qu’elle doit évoluer. Devant la singularité et la pluralité des situations, la souffrance des enfants, le nombre de catégorie ne suffit plus. Apparaît aujourd’hui une catégorie d’enfants appelés «multi-dys»…, jusqu’où ira-t-on?

Permettez-moi d’évoquer auprès de vous une anecdote tirée du film «Human» du réalisateur Yann Artus-Bertrand. Peut-être la connaissez-vous?
Dans ce film, madame Francine Christophe parle d’un épisode de son enfance, à l’âge de huit ans, dans un camp d’internement allemand durant la seconde guerre mondiale. Sa mère, auprès d’elle, est aussi responsable du baraquement des femmes.
Comme tous les enfants de prisonniers de guerre, Francine Christophe a eu le droit d’apporter avant son internement un petit sac en toile avec de menues affaires. Dans le sien deux carrés de chocolat que sa mère lui réserve pour la réconforter dans les moments les plus insupportables.
Dans le baraquement, une femme, très maigre, très faible, est enceinte. Elle est sur le point d’accoucher. La mère de madame Christophe, qui doit assister cette femme à la naissance du bébé, demande à sa fille si elle l’autorise à offrir les carrés de chocolat à la future mère. La petite, bien que très faible elle-même accepte volontiers.
L’enfant naît, c’est une petite fille chétive. Chacune des internées apporte un bout de tissu pour la protéger. Elle survit.
Six mois passent avant la libération du camp. Durant ces six mois, l’enfant n’a pas émis un son, pas un gémissement ni un babil.
Les premiers soins arrivent, les bandes de tissu sont progressivement et délicatement, avec la plus grande attention, ôtés du corps de l’enfant. C’est alors, seulement, que le bébé se met à crier, à jaser, à déployer sa voix comme un flot retenu durant tout ce temps.
Rien n’est jamais perdu.

Les enfants que reçoivent les orthophonistes ont, toutes proportions gardées, leurs tissus, bandages, qui les empêchent d’avancer dans leur développement vers leur autonomie langagière et leur prise de parole. ll faut, là encore, du temps et de l’attention, afin que, sans crainte, ils expérimentent les fonctions du langage et puissent parler en leur nom.
Me vient à l’esprit la rencontre avec un enfant. Vif, intelligent, à l’aise dans l’expression orale. Heureux de vivre, ayant d’excellentes relations aux autres, il redouble pourtant la classe de CP et ne parvient pas à accéder à l’écrit. L’enseignante, de bonne volonté mais inquiète, s’interroge sur un éventuel trouble spécifique.
Les parents, très aimants, attentionnés vis à vis de leur enfant, ont malheureusement perdu un bébé de quelques semaines, plusieurs années avant la naissance de celui qui vient me voir. À cette évocation lors des premiers entretiens, ils fondent en larmes. Je les adresse à un psychologue. Ils ne se rendent pas à son cabinet. J’insiste et adresse l’enfant seul. Aucun travail avec un psychologue n’est possible pour l’instant, l’enfant refuse et je respecte cette décision.
L’enfant fait des tentatives courageuses pour se mettre à écrire. Au bout de quelques mois, il me dit, alors que le drame vécu par les parents n’est plus du tout évoqué, et, de mon côté, je ne lui demande jamais rien:
« je ne peux pas écrire, je ne peux pas écrire le mot soeur, c’est pour ça que je ne peux pas écrire tous les mots ». La séance se termine.
Quelques semaines plus tard, il me pose la question suivante:
« dans le petit chaperon rouge, le loup, à la fin, il est vraiment mort? »
Je lui demande son avis, il hésite. Je suis bien démuni, puis, sans trop savoir pourquoi, en fin de séance, je lui dis:
« oui, à la fin de l’histoire, le loup est bien mort. C’est sûr ».
Alors l’enfant se replie et se tord sur sa chaise, il se met à articuler le mot « mort » très lentement une dizaine de fois, exagérant les mouvements, comme s’il avait une pâte onctueuse dans la bouche. Le mot, retenu jusqu’alors dans le corps, s’en échappe pour accéder à un statut symbolique, se détacher, être parlé, adressé et relié à d’autres mots.
Cet enfant témoigne du fait que le nouage entre corps et langage est toujours singulier, qu’il faut du temps pour être créatif de soi, que l’accès au symbolique et aux apprentissages n’est jamais barré définitivement. Aujourd’hui, il lit, il apprend, il redémarre.
Qui d’autre que les orthophonistes, car c’est leur métier, formés maintenant durant cinq ans d’études, pourraient porter une telle attention au langage? Ni les psychologues, ni les psychomotriciens ne sont formés pour cela.

Lors d’une conférence à Brest, le 22 décembre 1980, Claude Chassagny disait:
« En Pédagogie Relationnelle du Langage, on n’impose pas une répétition extérieure à l’enfant, cela bloque la transmission originale et spontanée de celui-ci, la création. En ce qui nous concerne, ce n’est pas ça. Dans l’élaboration de la création, de l’expression, l’enfant devient celui qui est demandeur de sa propre répétition. Puisque vous ne me comprenez pas, je vais recommencer autrement, et vous allez m’aider à recommencer autrement, c’est à dire à me traduire. C’est donc l’enfant qui, à ce moment là, traduit son propre monde dans la confrontation au monde extérieur, et non pas le monde extérieur qui refuse le monde de l’enfant dont il ne traduira jamais la réalité, puisqu’il lui imposera l’ordre de son monde à lui. Ça, c’est une réflexion de la vie beaucoup plus générale, mais c’est ce que nous vivons en Pédagogie Relationnelle du Langage. »
Cela demande du temps, de la disponibilité, une grande rigueur et une attention dans chaque rencontre, toujours en éveil. C’est une position clinique créatrice, qui donne du sens à notre travail du côté de l’humanisation et qui a toujours un effet libératoire pour l’enfant.

Des nouvelles du bébé né en 1945:
Madame Christophe, sous l’impulsion de sa propre fille, organise des conférences et sillonne la France. Une des conférences s’intitule: « est-ce que cela aurait été plus facile si nous avions eu des psychologues à la sortie des camps? » Beaucoup de succès.
À la toute fin d’une des conférences, une dame s’approche d’elle:
« bonjour madame, avant tout, tenez, j’ai quelque chose pour vous ».
Elle lui tend un petit paquet, il contient du chocolat et lui dit:
« le bébé, c’est moi. Merci ».
« Aujourd’hui, je suis médecin psychiatre à Marseille. »

 

François-Richard Gore, orthophoniste au CMPP Le Mans, formé à la Pédagogie Relationnelle du Langage, formateur à l’ITECC (www.itecc.eu)