Dossier : « Le jeu chez l’enfant : penser, se construire »

«Dans la mesure où jouer est mouvement, le jeu est une activité de vie. Nécessaire à la vie au sens où nous l’entendons ici : la vie psychique. Or, la société contemporaine, qui tend à faire de l’efficacité et de l’immédiateté une valeur en hausse, prétend banaliser, voire disqualifier, cette activité au bénéfice d’un savoir de plus en plus précoce, savoir qui relève de la connaissance objective du réel ; en d’autres termes, au registre de ce qui devrait être le but de l’expérience et non pas l’origine. Cette inversion temporelle, quand elle devient la norme, vide le monde interne au profit de l’incorporation de l’externe et, surtout, prive l’enfant de la construction de ses outils subjectifs qui l’amèneront à dire : « Alors plus tard, je serai… » .
Ces quelques lignes extraites de l’introduction au dossier « Le jeu chez l’enfant : penser, se construire » du dernier numéro du Journal des psychologues parleront très certainement aux orthophonistes engagés dans une pratique de PRL. En effet, il n’est pas de séminaire où la question du jouer ne soit présente, que ce soit sur la justification du jeu en séance (peut-on jouer ? À quoi ? Comment ? Jusqu’à quand ?), où, quand on se hasarde a lui en laisser le loisir, sur ce qui interroge dans l’activité ludique de l’enfant.
La PRL prend le risque du jeu avec l’enfant, ce qui lui attire parfois les commentaires ironiques des professionnels qui se piquent de « technicité ». Or, comme le disait Freud, « l’opposé du jeu n’est pas le sérieux, mais la réalité » , et l’enfant se sert justement du jeu pour construire une réalité qui n’est pas donnée d’emblée : « jouer, c’est penser, se penser, mais aussi penser l’autre dans sa subjectivité » .

Le Journal des psychologues propose différents articles donnant des points de repères fort utiles pour penser le jeu avec l’enfant, ainsi que des présentations de situations cliniques où le jeu est au premier plan. On ne sera pas étonné de trouver les travaux de Winnicott comme fil rouge parcourant les différents textes de ce dossier :
? « Le bébé et le jeu », par Daniel Marcelli et Florence Raffenaeau, retrace l’émergence du jeu chez le bébé et sa fonction dans le développement psycho-affectif, appuyées sur les interactions avec l’entourage. Il rappelle qu’un bébé qui ne joue pas est un enfant en souffrance, et en tire de pertinentes indications cliniques.
? Dans « Des figurines aux avatars », Vanessa Lalo s’intéresse aux personnages de jeux vidéo et à leur fonction pour le joueur, en lien avec la question de l’image et du miroir. Le lien avec la clinique reste cependant assez ténu, sous forme de proposition.
? « Prévenir la violence et le harcèlement scolaire ; le Jeu des trois figures », par Serge Tisseron, aborde la violence dans le cadre de l’école, en lien avec une certaine « incapacité à faire semblant », dont il rend responsable la prolifération des écrans, télévisuels et autres. Si on peut être réservé sur ce point – il y a sans doute d’autres facteurs, et en particulier la place des parents est très peu développée – il reste que Tisseron décrit assez finement comment les enfants qui ne savent pas jouer tentent de maintenir une illusion d’omnipotence en désinvestissant le monde réel, ce qui comprend les relations avec les pairs, et se trouvent pris dans des identifications aliénantes. Le projet exposé – assez pédagogique – est de « réapprendre le jeu » par la mise en place du « Jeu des trois figures », qui fait actuellement l’objet d’une évaluation dans le cadre scolaire.
? Marie Lenormand, dans « Le jeu et les enjeux dans la clinique de l’enfant », reprend les apports psychanalytiques sur la place du jeu dans le développement et la clinique de l’enfant, et, à la suite, propose une une classification des jeux selon les mécanismes psychiques sous-jacents. Classification structurale, qui s’appuie sur la distinction entre névrose, perversion et psychose : elle parle ainsi du « jeu trompe-l’œil », propre à la névrose, qui inclut la dimension du semblant et la loi, « du jeu leurre », où le jeu tient du fétiche et s’appuie sur une logique perverse, et du « jeu suppléance », monotone, invariant, propre à la psychose et obéissant à la logique « forclusive » du « n’en rien vouloir savoir ». Ce repérage débouche – et c’est là son intérêt – sur un questionnement clinique : comment accueillir ces différents jeux ? Ont-ils une valeur thérapeutique ? Doit-on les encourager, où les limiter ?
? « Jeu et symptôme en thérapie familiale psychanalytique », par Yannick Delpech et Christine Vignaud, est l’exposé d’une situation de jeu mené par les enfants lors d’une thérapie familiale. Quelle est sa fonction de représentation, d’élaboration des liens familiaux ? Si les orthophonistes ne pratiquent généralement pas de thérapies familiales, il reste qu’ils sont amenés à recevoir des enfants avec leurs parents, voire à jouer avec les enfants et les parents. Dans cet article, les thérapeutes font état de leur interrogations, de leur positionnement lors de cette thérapie riche d’enseignements cliniques.
? « Le petit lait, un exemple d’espace potentiel ? », par Marie-Raphaële Thiébaud, décrit l’organisation d’un espace particulier, « Le petit lait », au sein d’une institution pour adolescents hospitalisés. Sans être un groupe thérapeutique au sens classique, il autorise la régression, et peut être utilisé comme espace transitionnel par les adolescents. L’auteur s’appuie bien évidemment sur les conceptions winnicottiennes pour décrire cette clinique qui vise à l’émergence du jeu dans sa dimension de créativité et de lien.
Enfin, comme il est d’usage dans le Journal des psychologues, une bibliographie des auteurs cités permet d’aller compléter ses références théoriques.

Par Gilles GUERIN, orthophoniste PRL, formateur itecc