dossier 2 – La trace – A propos des premiers tracés des jeunes enfants

« Ce qui est «appris par corps» n’est pas quelque chose que l’on «a» mais quelque chose que l’on «est».
Pierre Bourdieu

« Ce que je joue encore ce sont mes mains qui le tiennent
Moi j’ai perdu les accords dont elles se souviennent.»
William Sheller

« Qui trop embrasse rate le train »
Agnès Varda

Candice est assise sur les genoux de sa mère. Celle-ci me parle de Damien qui vient me voir parce qu’il fait beaucoup de fautes d’orthographe. Pendant que sa mère parle, Damien prend la boîte de feutres posée sur la table et commence à dessiner. Candice s’agite et tend les mains vers le paquet de feuilles. Tout en écoutant et regardant sa mère je lui propose une feuille et un feutre. Elle me regarde et accepte. Elle commence, elle aussi, à tracer des formes sur sa feuille. Elle est en relation avec tout ce qui se passe dans la pièce. Elle est attentive à la personne qui parle, la regarde parfois, tout en poursuivant son dessin comme entraînée par sa gestuelle. Sans s’attarder sur ce qu’elle a réalisé, elle tend la main pour prendre une autre feuille. Candice n’a pas tout à fait deux ans.
Elle n’est pas l’objet de ce qui se dit dans cette rencontre. Elle est libre de ses pensées et de son acte. Elle n’est pas gênée par ce qu’on lui renvoie d’une curiosité sur ce qu’elle fait.
Elle n’en est pas moins très présente et sa trace tout à fait authentique. Elle découvre, expérimente, vit. Son investissement est total, à aucun autre moment de sa vie elle ne pourra faire ce qu’elle fait de façon identique. Son acte et son tracé ont une valeur définitive pour elle. Ce qu’elle réalise ne provoque chez elle aucun émoi. Elle ne doute pas de ce qu’elle fait. Il n’y a pas de décalage entre ce qu’elle veut et ce qu’elle peut. Elle vit entièrement ce moment comme une nécessité, un appel: posture, dessin, tous les sens en éveil.
Jean, deux ans, s’accroupit auprès de sa mère qui discute avec une voisine sur le chemin au retour du marché. Il ramasse la brindille qui a attiré son regard. Il l’approche du sol recouvert de sable et le frottement de l’extrémité laisse une trace sur le sol. Jean est passionné par ce qu’il fait, il tape puis frotte encore, puis il poursuit les tracés, s’intéressant moins au morceau de branche et à sa résistance. Quand sa mère quitte la voisine, il part avec elle la brindille à la main, l’agitant dans l’air.
Marcher, tracer, deux expériences que fait l’enfant quand il se sent prêt, quand, pour lui les conditions sont réunies, conditions motrices, sensorielles, perceptives et relationnelles. Il ressent une sécurité suffisante sur laquelle il s’appuie, qu’elle subsiste de la vie intra-utérine ou de la dyade mère-enfant (peau à peau, corps à corps, portage, langage) et un appel à autre chose. Ce sont des expériences charnières dans la mesure où elles vont modifier de façon radicale le rapport de l’enfant à son propre corps et à sa relation aux autres.
Les processus de séparation auxquels sont soumis les enfants commencent bien avant leur naissance dans le discours et la pensée des parents qui se le représentent et en parlent comme d’une personne singulière, sujet de son désir.
Lors de ces découvertes, le plus souvent fortuites, de la possibilité de tracer, la problématique à l’œuvre est là encore celle de la séparation qui vient inaugurer de nouvelles possibilités d’appréhender le monde dans le jeu de la succession des éloignements et des rencontres. Séparation du corps de la mère plus importante par l’acquisition de la marche, séparation de la pensée représentative puis du discours pour l’enfant qui commence à tracer.
Candice est dans le plaisir du faire, elle joue et ce jeu est une tentative de «mettre du jeu» dans la langue privée entre sa mère et elle, d’échapper au corps à corps.
Pourtant, bien qu’elle ne soit pas seule dans la pièce et qu’il soit permis de penser qu’elle veuille imiter son frère, il est probable que ses productions n’aient pas de destinataire. La trace, à son commencement, n’est vivante qu’au moment où elle s’accomplit. Ensuite, elle n’est qu’un dépôt, le résidu d’un processus, une cendre éteinte. L’enfant est dans le plaisir de l’éprouvé d’être et du faire, avec ses possibilités motrices encore limitées.
Il est soumis aux lois du développement psycho-moteur. D’une part la loi céphalo-caudale, qui permet l’acquisition de la posture: l’hypotonie de l’axe corporel chez le nourrisson va évoluer vers une hypertonie. Le contrôle musculaire de l’axe corporel va ainsi libérer le mouvement des bras. D’autre part, la loi proximo-distale qui permet l’acquisition du contrôle musculaire selon le sens de l’axe du corps vers les extrémités. L’enfant maîtrise d’abord les mouvements du bras, de l’épaule, du coude, du poignet et enfin des doigts. Cette capacité motrice se développera jusqu’à la période calligraphique.
A ce stade, l’enfant trace pour le plaisir de se laisser surprendre, il n’attend rien d’autre. L’expression est entière, l’expérience globale. Il ne distingue pas encore ce qui se répète et ce qui est neuf.
L’enfant dans ces instants de premiers tracés est dans le plaisir de l’éprouvé. Il n’est pas encore dans une démarche de communication par ce qu’il trace. Comme le souligne Françoise Dolto, «ces représentations servent de base à des fantasmes aussitôt oubliés que pensés. L’enfant ne s’en reconnaît pas l’auteur».
Il est dans le plaisir de faire en lien avec le langage dans lequel il est pris dès avant sa naissance, mais n’en est pas au stade d’une distanciation avec ce qu’il représente. Il ne s’agit pas encore de représentations pour lui traduisibles en mots ou en pensée consciente verbalisable.
Il s’exprime, à ce moment charnière, encore dans un langage tactile, représentation d’un éprouvé physique plus archaïque.
Françoise Dolto affirme que les premiers tracés sont des témoignages de ce qui est ressenti par l’être humain tel qu’il découle pour chacun des conditions propres de son corps, tel que chacun en porte l’image dans son inconscient comme substrat symbolique de son existence.
Le jeune enfant est devant sa feuille comme dans une sphère, qui définit un espace unitaire, dans lequel il se trouve, lui, la feuille, l’instrument à tracer et ce qu’il produit. La trace apparaît dans l’instant, avec le geste, dans l’immédiateté. Ce n’est pas un reflet, il ne se projette pas. Tous les éléments ensemble, enfant, feuille, traceur, trace, pensée, c’est lui, dans un repli du temps et de l’espace, étape qui lui permettra de repartir vers un ailleurs, vers son avenir singulier et d’autres possibilités de représentations, par l’écriture par exemple, mais bien plus tard.
Pour Candice, il paraît vraisemblable qu’autant elle manifeste ce désir de tracer, acte qui a une grande importance pour elle, autant elle est involontairement soumise à ce qu’elle représente graphiquement, le geste prime dans cette première étape. Elle enchaîne les dessins, feuilles après feuilles. Puis elle délaisse cette activité pour passer sans regret à autre chose.
On ne peut pas appréhender ce qui se passe pour l’enfant dans cette période d’expérimentation et de tentative de représentation en prenant comme référence le fonctionnement sensoriel et le statut des sens après la période œdipienne, il faut tenir compte de la vie fœtale dont il est encore proche.
Les premiers tracés sont le point de départ des représentations graphiques mais ils témoignent encore de la période pré-langagière où le bébé était relié à ses parents par l’activité originaire, stade de la construction mentale dans lequel les affects et les représentations ne s’étaient pas encore différenciés.
A cette période, les sens et en particulier la vision, n’ont pas le même statut qu’après trois ans et l’émergence du moi. D’ailleurs, si on observe bien les enfants qui commencent à tracer, ils ne contrôlent pas grand chose avec le regard, ils ne regardent même pas ce qu’ils font la plupart du temps, parfois le regard se détache puis revient à la trace.
Cette conception permet de retenir l’hypothèse que, l’enfant, soutenu par une position psychique de sécurité, quand il commence à tracer, témoigne en premier lieu d’un ressenti, d’un vécu, antérieur, de l’ordre du corps à corps, du tactile et que le visuel n’est pas encore, dans ce temps-là, un moyen de prendre la distance nécessaire pour identifier puis mettre en mots ce qui est représenté.
Pour Françoise Dolto, par exemple, «tout fœtus a serré le cordon ombilical dans ses mains, c’est à dire qu’il y a une représentation imaginaire du cordon dans la paume. Il s’agit d’un signifiant « charnalisé ». Donc, tout enfant peut arriver au bout d’un certain temps de sa vie à mettre sur le papier ce qu’il a ressenti tactilement. C’est déjà une métaphore tactile que de dessiner, c’est une transposition métaphorique du vécu. C’est déjà du langage, mais du langage tactile. C’est le langage de la main. L’œil, lui, donne après-coup un sens à ce qui a été dessiné. Chez les enfants, c’est très clair. » Ils dessinent n’importe quoi et ce sont leurs yeux qui plus tard, donnent un sens à leurs dessins par association à ce qu’ils voient et en rapport avec ce que leur demandent ou proposent les adultes. C’est, à mon sens, à rapprocher de ce qui se passe au moment de la lallation avec les sons et les bruits mais ici avec les premières expérimentations des formes graphiques.
Ces réflexions pourraient permettre d’étayer une position clinique d’accueil des premières réalisations graphiques des enfants avant trois ans.
Il y a un temps d’expérimentation, d’éprouvé du corps, peut-être un peu déréalisé, de répétitions dans la production de ces premiers tracés, qui ne sont pas encore de l’ordre du langage verbalisable, lié au dire. Les tracés plus évolués, grâce aux possibilités motrices et psychiques de l’enfant plus âgé et de son désir de montrer comment il représente et se représente dans le monde, témoigneront plus tard de ses relations aux autres et de son inscription dans langage socialisé.
Mais, à ce stade préœdipien, les premières représentations graphiques sont corrélées au statut des sens tels qu’ils étaient investis antérieurement. Le regard de l’enfant, en particulier, témoigne d’une période où il n’a pas encore acquis ni sa fonction séparatrice, ni l’anticipation du regard de l’autre qui viendra le séparer d’une vérité intime alors seule exprimée, qui lui permettra ensuite de prendre place dans le monde symbolique déjà institué pour le conduire à l’écriture et à son code.
Le peintre Bazaine parlait du rapport entre corps et dessin: “Un arbre, un paysage, un visage humain, je les vois par le réseau complexe de leurs directions, par leurs lignes de forces ou encore par la valeur de la lumière, indépendamment du contour, ce qui aboutit non a des formes statiques, arrêtées, emprisonnées, mais à une sorte de dynamique des surfaces, analogue à la vie dynamique des surfaces, analogue à la vie dynamique des lignes intérieures de l’objet. En somme, plus on pénètre à l’intérieur de l’objet et plus celui-ci, loin de se fermer sur lui-même, s’ouvre à l’univers tout entier. Dessiner d’après nature c’est simplement incorporer par la main, plus profondément que par la vue, ces rythmes, ces forces, ces structures, les faire miens.” (1959)
“Je pense qu’il y a un appel de l’enfance, une espèce de besoin de se remettre dans l’état d’enfance. L’enfant, il a son corps. C’est très important, le corps. On sent bien qu’on ne travaille pas avec ses doigts mais avec son corps et c’est pour cela que c’est fatigant. Je marche tout le temps en travaillant. Je n’arrête pas de faire vingt pas en avant, vingt pas en arrière. Je travaille dans le mouvement. La marche, ça accompagne le geste, la respiration aussi; le geste et le rythme, dis-je. Oui, tout se passe en gestes et en rythmes qui se croisent, qui se contredisent. C’est ça, au fond, un tableau.”
Il parle de sympathie physique pour parler du rapport qu’entretien son œuvre avec les autres.
L’activité d’écriture, elle, advient quand elle se dégage de la fonction motrice. Comme le dit Jean Bergès, en opposant «geste» et «acte»: «le geste graphique c’est une chose, l’acte d’écrire, c’est autre chose». «Le dessin est imaginaire, l’écriture est symbolique, prise dans un élan, celui de la pensée». L’enfant passe une frontière, d’une façon irréversible, il s’agit d’un acte. Un jour, pour l’enfant, «ça écrit tout seul». Pour que la lettre écrite soit symbolique, il faut qu’elle soit débarrassée de l’imaginaire, de la forme (pont, jambe…de certaines lettres), qui a à voir avec le corps de la mère, aux câlins. «Tant qu’il y a des câlins, écrit Bergès, pas d’écriture!».
Il y a, à un moment, un forçage, en quelque sorte, sous-tendu par les lois du langage écrit, au code, dans lequel l’enfant est pris, auquel il peut se soumettre et qui est en lien avec la fonction paternelle.
Certains enfants que nous recevons restent souvent en-deçà de cette période où «ça parle tout seul» ou «ça écrit tout seul».
Le petit enfant, dans ses premiers tracés, expérimente, construit, témoigne d’une période pré-langagière. Auparavant, il n’avait pas eu la possibilité psychomotrice, ni l’opportunité de représenter ce vécu de cette façon.
Ce temps d’expérimentation, d’expériences de représentations de soi comme autant de témoignages d’être, mènera aux représentations de soi pour l’autre aussi, à la période post-œdipienne. C’est un travail de création progressif. Nous avons souvent le témoignage dans notre travail de ces moments de transition du corps au symbolique.
Ces passages sont parfois visibles chez l’enfant qui suit avec son doigt et pour lequel on pourrait penser que les mots écrits ne lui sont visibles qu’après être sortis de son doigt (référence au texte de Claude Chassagny: «les mots au bout des doigts»). Il y a encore de la matérialité, comme chez les enfants qui commencent à écrire et qui s’appliquent en tirant la langue, comme s’il voulait maintenir le mot sur le bout de la langue, comme on dit, avant qu’il n’échappe dé?nitivement à l’univers corporel. Pour accéder à la compréhension de ce qui est écrit, pour s’approprier le savoir, il faut aussi une mobilité de la tête et accepter de lever le nez de son livre pour pouvoir penser, imaginer, rêver par soi-même. Certains enfants sont également très fiers, lors des premiers apprentissages, de montrer qu’ils peuvent écrire sans regarder le modèle, sans avoir recours à la vision.
Ces transitions sont des moments très précieux, à vivre en sécurité par les enfants, ils doivent absolument les vivre à leur rythme. Cela n’aurait aucun sens et pourrait même être traumatisant, et provoquer une régression ou une position phobique, de les en empêcher. Il faut respecter le rythme propre de chaque enfant, qui ne peut pas brûler les étapes de son évolution personnelle. Pour autant, l’accès au code adulte, n’anéantit pas complètement la mémoire des étapes de cette évolution.
Certains artistes travaillent avec la permanence, la mémoire toujours en nous conservée, de nos représentations pré-langagières et la mobilité entre corps et langage. Cela m’évoque ce que décrit la grande chorégraphe Pina Bausch, quand elle parle de son travail. Elle dit: «Danser doit s’ancrer ailleurs que dans la technique pure et les chemins balisés. La technique est importante, mais elle n’est qu’un point de départ. Certaines choses peuvent être exprimées par les mots, d’autres à travers le corps. Mais il y a aussi des moments où l’on reste sans voix, complètement perdus et désorientés, sans savoir quoi faire. C’est là que commence la danse, pour des raisons exemptes de toute vanité. Non pas pour démontrer que les danseurs savent faire quelque chose que le spectateur ne sait pas faire, mais pour trouver un langage avec des mots, des images, des mouvements, des atmosphères, qui nous fasse pressentir quelque chose qui existe en nous depuis toujours. C’est une connaissance très précise.
Nos sentiments, ceux que nous partageons tous, sont très précis. En revanche, c’est un processus excessivement difficile à faire émerger. Je sais bien qu’il s’agit de quelque chose qui demande de grandes précautions. Si on traduit ça trop vite en mots, ça peut disparaître ou devenir anecdotique. Pourtant il s’agit d’une connaissance que nous possédons tous et la danse et la musique sont des langages très précis, grâce auxquels il est possible de faire pressentir cette connaissance. »
Françoise Dolto mettait en garde contre toute tentative d’interprétation des dessins d’enfants à la période pré-œdipienne. Je la cite : « transposer ainsi le tableau d’enfant dans un langage d’adulte, ce serait le déchiffrer avec une clé de code qui ne lui convient pas. Au premier contact, il est nécessaire de faire abstraction de ce qu’il contient de figuratif. On retrouve alors toutes les composantes du stade d’expression primitif. L’écart entre l’image tracée par l’enfant et celle que porte en lui l’adulte peut être tel qu’il rend toute résonance impossible. Il faut chercher loin de sa propre conception les racines d’une éventuelle compréhension. Ce que l’enfant exprime, ressent, expérimente est important et a une valeur définitive pour lui. A aucun autre moment de sa vie il ne pourra faire pareillement. L’expression est totale, pas plus, pas moins. L’enfant ne produit jamais d’œuvre gratuite.» C’est pour lui une nécessité.
Pour Françoise Dolto, il y a des dessins de formes et des dessins énergétiques. «La représentation graphique que l’on pourrait dire pré-consciente ou consciente est très postérieure à la symbolisation inconsciente non encore représentable par le sujet, laquelle est déjà contemporaine, semble-t-il, de la vie fœtale. Les représentations plastiques de l’image du corps fœtal n’apparaissent que vers trois ans, après l’acquisition de l’autonomie végétative et kinétique du corps de l’enfant vis à vis du corps de la mère.» dit-elle.
Quand on observe les traces laissées sur les feuilles des touts petits enfants, il apparaît, comme l’a montré Arno Stern, expert auprès de l’Unesco pour le dessin d’enfant, qu’elles ont deux points de départ : Des formes « tournantes », ou « giroulis » selon l’expression de Arno Stern (expression plus respectueuse que «gribouillis»), et des formes « de points » ou de « traits »(ou « punctillis » pour Arno Stern).
Pour Françoise Dolto: «les premières et plus précoces représentations graphiques du sentiment de vivre dans le corps sont des lignes fines, droites, dont le trait est appuyé au départ et soulevé ensuite, sorte de virgules allongées, puis des allers et venues qui forment un gribouillage».(punctillis)
Ce sont des formes de rythmes. Ce sont des signifiants, qui ont une assise pré-temporo-spatiale, donc fœtale.
La représentation graphique du fonctionnement de l’intelligence (intégration perceptive) est une ligne entortillée sur elle-même dans un graphisme de spirale plus ou moins bien exécutée (giroulis)».
Le dessin d’enfant n’est pas de l’ordre d’un réalisme manqué référé à des productions figuratives d’adultes.
Si l’apparition de la trace est de l’ordre de l’éprouvé du vivre, de la proximité du corps, elle n’est pourtant possible qu’à la condition que la mère lâche quelque chose de sa toute puissance et fasse crédit à son enfant de ce qu’il aura la possibilité de la déborder, ce qui lui permettra d’accéder quand il sera prêt à des formes plus complexes de représentation et d’échapper à ces premières représentations archaïques. Comme le dit Jean Bergès, «ce crédit qu’elle lui fait, ce n’est pas de la communication; ce crédit qui va déborder la mère, c’est le projet de liberté de l’enfant». C’est aussi par ce crédit ressenti que l’enfant va éprouver une sécurité sur laquelle il appuiera son désir de communiquer par le langage oral et plus tard écrit, de façon autonome. Cette pensée que l’enfant puisse être reconnu capable, fonde, selon moi, la position clinique de la Pédagogie Relationnelle du Langage.
Dans la Technique des Associations, nous appelons la partie de la feuille laissée à droite de chaque mot écrit, le blanc. Il est le lieu non de ce qui est écrit mais de ce qui peut être évoqué, ce qui résonne, ou s’écoule en nous, après et avec l’écriture. C’est un lieu que nous respectons, dans lequel nous n’entrons pas. Il est selon les termes de Simone Rignault, «un lieu de pudeur et de confiance où l’on pourrait dire: je t’entends, je sais que ce que tu dis-là est ta vérité, te représente, prouve ton existence, même si tu ne m’en dis que la moitié ou rien d’autre que ce que je lis. Ce mot écrit et ce silence, c’est toi.»
Elle fait un lien avec le concept du «mi-dire» de Jacques Lacan: «le mi-dire, c’est à dire tout ce qui du conscient ne se dit pas et de l’inconscient n’apparaît pas, mais qui est là cependant».
Je pense que les enfants qui écrivent en séries et poursuivent leurs traces dans le «blanc», et y ajoutent des éléments graphiques proches des premières représentations graphiques, n’ont pas pu, pour une raison ou une autre, expérimenter, épuiser, toutes ces possibilités de pré-symbolisations et d’expression du sentiment de vivre ou de l’intelligence des fonctions organiques et vitales, ce vécu fœtal ou pré-oedipien, auparavant. Cela fait barrage à leur évolution.
Il me semble qu’aucun commentaire doit être émis sur ces tracés qui sont à accueillir comme tels, venant du plus intime des enfants, et qui ne peuvent, bien qu’apparaissant sur la même feuille que les mots identifiables, être traduits en dire, car ils s’originent dans un état bien antérieur au langage socialisé. Pour Françoise Dolto, «quand les enfants jusqu’à cinq, six ans dessinent le tourbillon qui est la forme basale de la vie démarrant, eux aussi ils redémarrent.»
L’expérience de Claude Chassagny et de ses héritiers a permis de mettre en place, d’inventer, un dispositif de relation par le langage écrit dans lequel l’enfant dans son «entier» puisse s’exprimer en tant que sujet-créateur et devenir symbolique à lui-même. Tel enfant choisit d’investir une partie de cet espace avec ses tracés improbables, d’autres enfants choisiront d’investir un questionnement qui passera par une relation structurante, pour eux seuls, de mots échangés avec leur thérapeute au cours du dialogue parallèle, et qui échappe le plus souvent à ce dernier, et tant mieux, cela au plus grand bénéfice de la compréhension qu’a l’enfant de lui-même et qui lui permettra de se remettre en route vers son devenir.
François-Richard Gore, Orthophoniste, formateur à l’itecc

 

Bibliographie :

Françoise Dolto :
-préface de «compréhension de l’art enfantin», Arno Stern éditions Delachaux-Niestlé, 1959.
– «séminaire de psychanalyse d’enfants»- Seuil, collection points, 1982
– «au jeu du désir»-Seuil, 1981

Extrait du livre « Pina Bausch vous appelle », de Leonetta Bentivoglio et Francesco Carbone. Ed. de l’Arche, 2007.

Jean Bergès :
«le corps dans la neurologie et la psychanalyse» , éditions Eres, 2007

Citations de Bazaine dans: «corps et création» de Michel Ledoux, éditions des belles lettres (épuisé)